Patrimoine culturel immatériel

Le Cantu in PaghjellaLe Cantu in Paghjella

  • Tout ce travail de transmission passé sous silence
  • À mon fils, j’essaie de le transmettre sans musique

C'est quoi ?

Le cantu in paghjella est un élément du patrimoine immatériel corse intimement lié à son patrimoine matériel, situé dans des lieux symboliques de son territoire où sa population se réunit et se reconnaît : les édifices profanes et religieux, les lieux de passage (cols, limite de pievi) et de convivialité (fontaines, fours, places de villages, foires, fêtes patronales).

Ce chant d’hommes interprété a cappella, trop souvent confondu avec la polyphonie corse, est une métaphore désignant, à la fois, une technique vocale et un répertoire.

cantu in paghjella
©Ooh collective

Il utilise des langues diverses comme le corse, le cruscu (corse toscanisé), le sarde, le latin et le grec (kyrie eleison) qui sont autant de traces des peuples qui ont traversé la Corse, ou des nations qui l’ont annexée.

Son processus harmonique se construit par l’entrée successive et inchangée des voix : a seconda (voix principale) puis u bassu (voix de basse) et a terza (voix haute); par leur agencement par tuilage, c'est à dire en écho et non à l'unisson et par l’utilisation de a ricuccata (ornementation vocale spécifique).

Il exige une grande maîtrise vocale et une certaine complicité entre les chanteurs. Ceux-ci, disposés en cercle, doivent respecter un code comportemental précis, basé sur le regard et l'écoute car ils n'utilisent ni les partitions ni le diapason.

Afin d'être recréé en permanence, il doit être transmis oralement par imprégnation et imitation inter-générationnelle, dans une relation de type maître à disciple.

Enfin, son interprétation diffère selon les versi (intrications verbe/son). Ceux-ci ont longtemps désigné, à la fois, des lieux (Rusiu, Sermanu, Orezza, Tagliu Isulacciu) et des individus appartenant à des familles de chantres (Bernardini, Mariani, Mattei, Moracchini, Moretti, Guelfucci, Rocchi).

Chanteurs polyphoniques
©Ooh collective, Chanteurs polyphoniques

Les versi de Sermanu et de Rusiu constituent désormais une « matrice » et ont « essaimé » sur tout le territoire insulaire. Le versu d’Orezza a difficilement franchi les frontières de son canton. Quant à celui de Tagliu Isulacciu, il n’a pas été assez transmis et est donc peu interprété, y compris dans sa région d’origine.

Les versi profanes les plus interprétés sont ceux de Sermanu, de Rusiu et d’Orezza (région de la Castagniccia).

Les versi liturgiques les plus interprétés sont ceux de Sermanu et de Rusiu car ils sont complets, que ce soit dans le répertoire recréé des confréries ou dans celui interprété par les chantres non confrères.

cantu in paghjella
©Ooh collective

Ça se passe où ?

Sermanu et Rusiu, berceau du cantu in paghjella

Les villages de Sermanu et de Rusiu sont situés dans l’intérieur montagneux du Centre de la Corse. Ils n’appartiennent pas au même canton et sont séparés par une crête où est édifiée une chapelle dédiée à Sant’Alesiu. Pourtant, ils ont toujours communiqué pour des occasions profanes et religieuses, telles que la fête de Sant’Alesiu, le 17 juillet, la fête de l’Immaculée Conception, le 15 août et celle et de la nativité de la Vierge, le 8 septembre.

Un brin d’évasion

Les chants polyphoniques des Pygmées Aka du Centre-Afrique

« Depuis toujours, la musique accompagne le quotidien des Aka. Elle est présente dans tous les évènements collectifs et notamment lors des cérémonies d’inauguration de nouveaux campements, et lors des chasses et des funérailles.

Le chant polyphonique qui accompagne ces danses est une expression spontanée qui laisse la place à des variations individuelles, en sorte que deux exécutions d’un même chant sont toujours différentes. Cette musique vocale est une polyphonie de type contrapuntique extrêmement savante : sa forme est cyclique, puisque un matériau semblable revient selon une périodicité régulière. Les chants polyphoniques des pygmées Aka reposent sur quatre voix constitutives que maîtrisent tous les membres de la communauté. Ils véhiculent des connaissances que tous doivent maîtriser. La spontanéité est de mise dans une mélodie qui parfois imite le cri des animaux. L’exigence qui réclame l’organisation formelle des techniques contrapuntiques implique une profonde maîtrise qui s’acquiert dès le plus jeune âge en associant les enfants à tous les rituels […] »

Un brin d'histoire

Rusio
©Ooh collective, Rusio

Histoire de la Corse

« Entre prédations et conquêtes

Peuplée dès le VIIe millénaire, probablement par des Ibères et des Ligures, la Corse accueille la civilisation mégalithique (mégalithisme) au début du IIIe millénaire avant J.-C. Du XIVe au XIIe s. avant J.-C., elle est envahie par un des Peuples de la Mer, appelé Torréens en raison des forteresses (torre) qu'il érige sur son sol. Les Étrusques fondent Corte vers 900 avant J.-C., puis les Phéniciens installent des comptoirs. Ces derniers sont supplantés par les Phocéens (Phocée), Grecs d'Asie Mineure, qui fondent Alalia – aujourd'hui Aléria – vers 565 avant J.-C., quelques années après Marseille, et développent la côte orientale de l'île. Les Phocéens sont à leur tour chassés par les Carthaginois (Carthage), qui venaient de se rendre maîtres de la proche Sardaigne (vers 510 avant J.-C.). Trois cents ans plus tard, dans le cadre des guerres puniques, l'île est difficilement conquise par les Romains, qui ne parviennent à la pacifier totalement qu'en 102 avant J.-C. Commence alors une période de développement économique, culturel et religieux (introduction du christianisme) qui va durer jusqu'à l'effondrement de Rome. Vers 455, la Corse, comme la Sardaigne, est envahie par les Vandales, installés en Afrique du Nord, puis conquise par l'armée byzantine de Bélisaire sous l'empereur Justinien Ier (534). Les exactions de l'administration de Byzance amènent le pape Grégoire Ier le Grand (590-604) et ses successeurs à assurer une sorte de protectorat sur l'île. Cela ne suffit pas à éviter à la Corse les raids incessants des Sarrasins. Cette période troublée connaît des révoltes et voit la création d'une féodalité clanique. Confiée par la papauté à Pise en 1077, la Corse peut alors se relever et développe la culture de la vigne et de l'olivier, tout en construisant de nombreuses églises.

Place à Rusio
©Ooh collective, Place à Rusio

L'incertaine domination génoise

Elle est bientôt le théâtre d'une longue confrontation de près de trois siècles au cours de laquelle Gênes s'oppose d'abord à Pise, dont elle détruit la flotte en 1234 (bataille de la Meloria), puis aux rois d'Aragon, auxquels le pape Boniface VIII avait accordé la suzeraineté sur la Sardaigne et la Corse en 1297. Les trois puissances attisent les rivalités des seigneurs locaux avec notamment une opposition entre l'ouest (« l'Au-delà », allié à l'Aragon) et l'est (« l'En-deçà ») de l'île. L'En-deçà est le siège au XIVe s. d'un important mouvement populaire aboutissant dans le nord-est à la mise en place d'un régime démocratique et communautaire (la « Terre du commun ») qui demande et obtient le soutien de Gênes.

Si l'Aragon cède la place en 1434, Gênes n'en parvient pas pour autant à asseoir son autorité. En proie à de graves difficultés sur le continent, la République sous-traite l'administration de l'île à une société, la Maona, puis à la banque de Saint-Georges, qui elle-même cède ses droits au duc de Milan, lequel renonce au bout de quinze ans (1463-1478). La banque mène alors une lutte acharnée contre les seigneurs de l'Au-delà, qu'elle anéantit (1485-1505). De nombreux Corses émigrent, notamment en France.

Périodes de calme et rébellions se succèdent. Sampiero d'Ornano, qui a fondé un régiment corse en France sous François Ier, met à profit la guerre entre la France et le Saint Empire, chasse les Génois, alliés de l'empereur, avec l'aide des Français et de la flotte turque (1553). L'occupation française est brève, puisque les traités du Cateau-Cambrésis (1559) rendent la Corse à Gênes. Cette dernière, reprenant directement en main l'administration de l'île, lui donne un statut (Statuti civili e criminali, 1571) et la soumet à un sévère régime d'exploitation, qu'aggravent pour le peuple les famines et les épidémies. L'émigration s'amplifie. Une révolte éclate en 1729, d'abord populaire, puis reprise en main par les notables. Ceux-ci cherchent en vain des appuis à l'étranger, notamment en France, alors que Gênes bénéficie de l'appui militaire de l'empereur germanique. Après une pause (1732-1734), la rébellion reprend. L'indépendance est proclamée. Un riche aventurier d'origine allemande, le baron de Neuhof, se fait sacrer roi, puis, ayant épuisé ses ressources et ne recevant aucune aide extérieure, abandonne la partie après quelques mois (1636). Gênes se tourne vers la France, qui, à deux reprises, entre 1738 et 1752, envoie un corps expéditionnaire destiné à rétablir l'ordre.

Pascal Paoli, entre France et Angleterre

En 1755, Pascal Paoli, fils de Hyacinthe Paoli, un des chefs rebelles de 1734, devient, à la demande des Corses, chef de la résistance. Il dote le pays d'une Constitution inspirée des Lumières et commence à mettre en place un véritable État. Incapable de redresser la situation, Gênes fait de nouveau appel à la France, puis finit par lui céder ses droits à titre provisoire, en garantie des dettes qu'elle a contractées (traité de Versailles, 1768). Pascal Paoli, qui avait entamé des négociations directes avec le duc de Choiseul, se sent floué et déclare la guerre à la France. Au terme d'une brève et dure campagne, il est battu à Ponte-Novo (8 mai 1769) et s'exile en Angleterre. Dotée d'états provinciaux et d'une cour de justice, la Corse envoie quatre députés à la Constituante, qui décrète l'île « partie intégrante de l'Empire français » le 30 novembre 1789, malgré les protestations de Gênes. Pascal Paoli, amnistié, rentre en Corse et devient président du Conseil général et commandant de la Garde nationale. Inquiet de l'orientation radicale que prend la Révolution, il se tourne vers l'Angleterre, qui occupe l'île en 1794, mais en est chassé deux ans plus tard par Bonaparte (Napoléon Ier). Le sort de la Corse est alors définitivement lié à celui de la France.

L’histoire et la situation géographique du cantu in paghjella

La Corse est un « île-montagne » méditerranéenne.

Elle a assimilé voire absorbé des vagues successives de populations étrangères et son intérieur montagneux a été le refuge des habitants du littoral qui ont fui les invasions et les pillages.

On le sait, les habitants des îles vivent repliés sur eux-mêmes et développent une culture à la fois métissée et autonome et la montagne est un conservatoire de cultures et de savoir-faire dont les strates immatérielles peuvent être difficilement datées, contrairement aux vestiges matériels.

Jusqu’au XVIIIe siècle, on peut affirmer que l’histoire du cantu in paghjella ne peut être dissociée de l’influence de l’Eglise, notamment celle de l’ordre franciscain qui a séjourné en Corse du XIIIe au XVIIe siècles. La participation de ses moines au quotidien des habitants et l’aide qu’ils leur ont apportée lors des famines et des épidémies a participé à l’évangélisation de la Corse. On leur doit la création des confréries, les processions de la Semaine Sainte, le culte de la Vierge Marie et la pratique du chant liturgique.

A partir du XIXe siècle, la séparation de l’Eglise et de l’Etat a affaibli l’influence de la religion chrétienne.

Mais ce sont les années 50 qui ont porté un coup fatal au cantu in paghjella : l’éloignement et le décès des hommes, lors de la seconde guerre mondiale puis le début d’urbanisation, en 1950, ont contribué à diminuer le nombre des praticiens et à éloigner les générations qui pouvaient perpétuer le cantu in paghjella.

Les premiers collectages de F.Quilici en 1948, W. Laade en 1956, M. Rohmer en 1970, font apparaître que le cantu in paghjella était essentiellement concentré dans des zones plutôt rurales et pastorales de la partie Nord de la Corse : régions du Bozziu, de la Castagniccia et de Tagliu Isulacciu. Pour autant, l’absence de collectes dans le Sud de la Corse (hormis la messe des morts de Sartène) ne signifie pas qu'il n'y ait jamais eu de cantu in paghjella et l'hypothèse qu'il a disparu plus tôt que dans le Nord ne peut être vérifiée.

Une génération plus tard, à partir de 1970, la prise de conscience du danger de disparition du cantu in paghjella a fait émerger un mouvement de réappropriation culturelle, le riacquistu, qui a fait redécouvrir les chants dits « traditionnels », dont le cantu in paghjella.

La naissance du groupe culturel et le développement de l’industrie musicale ont, simultanément, favorisé la diffusion de ce chant dans l’île et hors de l’île. A cause de la transmission, par imitation des disques, la question de l'étendue géographique ne se posa plus de la même manière.

Un brin de poésie

salvi Regina
©Ooh collective

Dio vi salvi, Regina
H
ymne national Corse depuis 1735.

Dio vi salvi Regina
E Madre Universale
Per cui favor si sale
Al Paradiso.

Voi siete gioia e riso
Di tutti i sconsolati,
Di tutti i tribolati,
Unica speme.

A voi sospira e geme
Il nostro afflitto cuore,
In un mar di dolore
E d'amarezza.

Maria, mar di dolcezza
I vostri occhi pietosi,
Materni ed amorosi
A noi volgete.

Noi miseri accogliete
Nel vostro santo Velo
Il vostro Figlio in Cielo
A noi mostrate.

Gradite ed ascoltate,
O Vergine Maria,
Dolce, clemente e pia,
Gli affetti nostri.

Voi dei nemici nostri
A noi date vittoria ;
E poi l'Eterna gloria
In Paradiso.

Traduction en français

Que Dieu vous garde, Reine,
Et Mère universelle
Par qui on s'élève
Jusqu'au Paradis.

Vous êtes la joie et le rire
De tous les attristés,
De tous les tourmentés,
L'unique espérance.

Vers vous soupire et gémit
Notre cœur affligé
Dans une mer de douleur
Et d'amertume.


Marie, mer de douceur,
Vos yeux pieux
Maternels et aimants,
Tournez-les vers nous.

Nous, malheureux, accueillez-nous,
En votre saint Voile
Votre fils au Ciel
Montrez-le nous.

Acceptez et écoutez

Ô Vierge Marie,
Douce, clémente et pieuse,
Nos marques d'affection.

Sur nos ennemis
Donnez-nous la victoire ;
Et puis l'Éternelle gloire
Au Paradis.

Petit abécédaire

A cappella / a capella : Cette locution désignait à l'origine les compositions polyphoniques religieuses exécutées dans les églises « comme à la chapelle ». L'expression était liée à un style d'écriture bien défini, généralement de rythme binaire alla breve, employé autrefois notamment dans la messe et le motet. Par extension, on en est venu, à partir du XIXe siècle, à appeler ainsi toute musique vocale privée d'un soutien instrumental.

A pistera (broyage, pillage) : C'est un chant répétitif et scandé, rythmé par le fait de frapper le sac en toile ou en peau contenant les châtaignes séchées sur une pierre circulaire pour les écosser.

A ricuccata / Le mélisme : c’est une inflexion mélodique autour de notes, dites « de passage » qui permet aux voix d’entrer dans le chant.

A seconda : la voix principale.

A sirinada (la sérénade): Monodie à argument amoureux. Le chant est à une seule voix accompagnée ou non d'un instrument (guitare, violon). La mélodie n'offre pas de spécificité marquante.

A terza : la voix haute.

A tribierra (Battage) : Elle désigne à la fois un travail et un chant. C'est une invocation conjuratoire sur le motif de l'abondance, des dérivés autour du mot tribbiu (grosses pierres cylindriques) ou encore sur le nom des animaux.

E nanne (les berceuses) : Ce sont des berceuses monodiques (à une seule voix) destinées à endormir les enfants.

Tuilage : déplacement irrégulier des voix qui, par leurs mouvements conjoints ou contraires de part et d’autre de la ligne mélodique, provoque des échos.

U bassu : la voix basse.

U chiama e rispondi (appel et réponse) : C'est une joute entre deux improvisateurs sur un thème donné, dont l'un appelle et l'autre répond.

U lamentu (complainte) : C'est une complainte, un chant d'absence et de déploration qui n'est pas forcément lié à la mort.

U madrigale : C'est une sorte de cantu in paghjella profane à argument souvent amoureux.

Il induit une technique vocale plus maîtrisée que pour a paghjella. Forme polyphonique

spécifique de la région de Tagliu Isulacciu. Les fioritures et les mélismes ("riccucate"), jouant

sur des intervalles variés et serrés, sont très libres.

U versu : c’est la matrice, le socle du chant.

U voceru : C'est un chant funèbre improvisé au chevet d'un défunt. Il est réservé aux femmes.

U voceru
©Ooh collective

Petit abécédaire

FRELAND, François-Xavier. - Saisir l'immatériel: un regard sur le patrimoine vivant. - UNESCO, 2009, 351 p.

GLINATSIS, Michèle. - Inscription du Cantu In Paghjella sur la liste de sauvegarde d'urgence de l'Unesco. - [Document en ligne], [réf. du 08 sept. 2010], Disponible sur Internet : http://www.cantu-in-paghjella.com/unesco.htm

UNESCO. - LeCantu in paghjella profane et liturgique de Corse de tradition orale. - [en ligne], [réf. du 07 sept. 2010], Disponible sur Internet : http://www.unesco.org/culture/ich/index.php?pg=00011&USL=00315

Site officiel de la ville d’Ajaccio. - Les chants traditionnels. - [en ligne], [réf. du 07 sept. 2010], Disponible sur Internet : http://www.ajaccio.fr/Les-chants-traditionnels_a18.html

Article Larousse. - Corse. - [Document en ligne], [réf. du 08 sept. 2010], Disponible sur Internet : http://www.larousse.fr/encyclopedie/region-france/Corse/114763

Liens utiles

Site Cantu in paghjella, profane et liturgique de Corse : http://www.cantu-in-paghjella.com/

Site de l’UNESCO : http://www.unesco.org

Site de la ville d’Ajaccio : http://www.ajaccio.fr/

Site de Petru Guelfucci : http://www.petruguelfucci.com/

Site du groupe Voce di Corsica : http://www.corsemusique.com/vocedicorsica/

A écouter

Voce di Corsica: polyphonies, Dio vi salvi Regina, Olivi Music, 2009.