Patrimoine culturel immatériel

Les couteliers-ciseliers de NogentLes couteliers-ciseliers de Nogent

C'est quoi ?

« Je suis masculin par l’outil, masculin par le marteau, féminin par la pince,
féminin par l’instrument. Et cependant je suis un, un et deux à la fois… »
Paul Feller

Des fins ciseaux à broder aux lourds ciseaux de tailleurs, en passant par les outils de manucure, l’art des ciseliers nogentais, qui maîtrisent un savoir-faire allant de l’objet du quotidien à l'objet spécifique ou l’objet de luxe, se distingue par sa qualité qui a fait sa renommée au-delà des frontières.

Le nom de la ville est devenu une marque, un gage de qualité au point qu’au XIXe siècle, la ville était surnommée « Nogent les couteaux ».

Le savoir-faire des couteliers, dont l’art remonte au XVIIe siècle se divise en sept grandes classes :

La coutellerie fermante, la coutellerie de table, la coutellerie professionnelle, la cisellerie, l’outillage à main, l’instrumentation médico-chirurgicale et l’instrumentation de toilette. 

Branches de ciseaux © Ooh! Collective
Branches de ciseaux © Ooh! Collective

LES ÉTAPES DE FABRICATION DE CISEAUX ARTISANAUX

La fabrication de ciseaux suivait plus ou moins le processus de la coutellerie (forge, émouture, trempage, polissage, chromage) avec quelques particularités :

La forge

Ici, le travail consiste à mettre en forme la structure du métal. Il consistait à assembler à chaud deux segments de barre de fer sur un morceau d’acier d’une longueur double. Les futures branches devenues malléables étaient alors percées et bigornées sur l’enclume. L’anneau était formé sur des matrices, puis, la partie en acier, plus rigide était étirée pour former les lames qui étaient faites par paire.

Ensuite le ciselier plaçait l’écusson entre la lame et l’anneau qui servait au perçage de l’axe du ciseau.

Jusqu’au début du XXe siècle, le perçage se faisait avec un instrument de perçage appelé « perceuse à archet ».

L’industrialisation (via l’estampage) a permis la fabrication en série de ciseaux qui permet d’économiser le travail de la forge.

L’émouture

Le métal mis en forme, le ciselier ébauche et lisse les pièces pour les préparer au polissage. Le travail se faisait - et se pratique encore comme ça chez certains ciseliers - sur une série de meules à eau sur lesquelles il appuyait la pièce à deux mains afin de la « blanchir » et de l’émoudre grâce à une « empreinte », une cale en bois à la forme, qui lui permettait de bien positionner l’objet et de ne pas se blesser.

Les branches étaient ensuite percées et numérotées, puis chaque paire était constituée à l’aide d’une vis qui était fabriquée et brunie de façon artisanale. La fabrication de la vis est aujourd’hui normalisée. À partir de cette étape, la paire de ciseaux est démontée à chaque opération, puis remontée.

La paire est ensuite « mise en coupe ». Les lames doivent se toucher sans se mordre. Pour ce, elles étaient légèrement vrillées à l’aide d’un « tourne-à-gauche ».

Ébauchage à la meule © Ooh! Collective
Ébauchage à la meule © Ooh! Collective

Le trempage

Les ciseaux sont ensuite trempés jusqu’au trou de l’écusson au sel ou à l’huile. Le maître de forge faisait une cémentation qui consistait à entourner la surface d’éléments de carbone issus de la cuisson d’os et de cuir dans le charbon. Ce procédé était très efficace. Il est aujourd’hui remplacé par des procédés tels que la trempe à induction ou la trempe à froid dans des fours à atmosphère contrôlée.

Les lames subissaient ensuite « un revenu » qui lui permettait d’augmenter la résilience tout en préservant sa résistance. La trempe en était adoucie afin d’éviter les lames cassantes.

Les finitions

Remontées puis vérifiées, les lames demandaient parfois à être aplaties afin de diminuer la vrille. L’opération se faisait à l’aide d’un marteau de cuivre puis les lames étaient repassées à la meule à émoudre afin d’effacer les traces de coup de marteau.

Le polissage se faisait à l’émeri encollé sur des roues recouvertes de cuir de buffle, aujourd’hui remplacé par des bandes abrasives. Le poli était terminé à la brosse et au tampon.

Les pièces étaient ensuite nickelées, chromées, repolies et enfin lustrées. Les pièces simples recevaient un simple chromage par électrolyse.

La Coutellerie. Métiers d’art, Déc 95 –avril 96, N° 56-57.

Numérotation des branches © Ooh! Collective
Numérotation des branches © Ooh! Collective

LA FABRICATION DES CISEAUX MINIATURES

Ces petits ciseaux sont à l’intérieur de certains modèles de couteaux fermants, et appartiennent à la tradition nogentaise.

Ils sont découpés dans l’acier inoxydable avec la presse à balancier, chaque lame sur une matrice différente pour lui donner sa forme propre, puis ils sont assemblés par une petite vis.

La grande branche est percée en son « talon » pour pouvoir être montée sur le canif.

Les ciseaux sont actionnés grâce à un petit ressort trempé à l’huile, flambé, plongé rapidement dans l’eau froide, puis bleui sur une plaque d’acier chauffée afin de lui donner sa souplesse.

« Faire chanter le ciseau » est une expression nogentaise qui signifie que les lames glissent facilement l’une sur l’autre, du talon à la pointe.

Perçage des branches © Ooh! Collective
Perçage des branches © Ooh! Collective

La fabrication suit le processus classique de la coutellerie :

  • Découpe des épures

  • Perçage sur guide

  • Meulage à sec de l’ébauche

  • Numérotation de l’intérieur des branches

  • Façonnage des ébauches à la lime

  • Montage vérification des branches avec vis

  • Démontage

  • Pose des vis sur un plateau avec numérotation

  • Trempe à l’huile

  • Recuit des talons

  • Nettoyage au trichloréthylène et à la sciure

  • Émouture à la meule à eau

  • Remontage avec la vis pour la finition

  • Redressage des lames pour la coupe

  • Polissage

  • Tamponnage

  • Nettoyage au bain de pétrole et à la sciure

  • Affilage à la pierre naturelle

  • Essuyage avec un chiffon de coton doux

Les ciseaux sont ensuite montés sur le couteau fermant.

D’après l’ouvrage : VIDONNE, Florence. Les Meilleurs Ouvriers de France en Coutellerie – Une famille : Quatre générations. Chaumont : Éditions Crépin-Leblond, 2004, 174 p.

Ça se passe où ?

Nogent, près de Langres (ville natale de Denis Diderot, dont le père était maître coutelier), est située dans le département de la Haute-Marne, en Champagne-Ardenne. La ville était appelée Nogent-en-Bassigny jusqu’en 1972.

Église Saint-Jean à Nogent © Ooh! Collective
Église Saint-Jean à Nogent © Ooh! Collective

C'est quand ?

Tant qu’on aura besoin de découper sans jamais séparer la paire.

Un brin d’évasion

Les tailleurs de limes

Les premières limes, faite en pierre remontent au Néolithique. C’est à l’âge de fer qu’apparait la lime telle qu’on la connaît aujourd’hui : travaillée dans le métal, elle présente déjà la caractéristique d’une soie forgée et étirée, prête à accueillir un manche en bois. Seule la précision de la taille et des stries sera améliorée.

Les stries seront parallèles, biaisées ou transversales, simples ou croisées et ce, dès l’Antiquité. Les multiples usages de la lime, qui s’étendent à tous les travaux métalliques, l’amène à adapter ses formes à chaque ouvrage. Vitruve signale l’utilisation d’une lime servant à obtenir une limaille d’or ou d’argent qui permet le dosage précis des alliages pour les bijoux et les monnaies.

C’est à partir du XVIe siècle que l’aciérage se fait par cémentation. Il demeure un mystère avant cette date.
La lime taillée est entourée d’un mélange comprenant de la suie et de la poudre de corne, mais dont les ingrédients et dosages restent le secret du maître de forge, puis chauffée à rouge. Par cette opération, le fer incorpore du carbone et devient acier.

En ce qui concerne certaines qualités de limes, la taille reste encore aujourd’hui faite à la main, car ce travail ne peut être égalé par les machines à tailler. Elles sont aussi toujours en acier cémenté permettant de durcir fortement la partie extérieure tout en conservant une certaine souplesse de l’intérieur et de la soie.

La taille manuelle de l’ouvrier peut être aussi nette et régulière que celle obtenue par la machine. Ce savoir-faire demande d’avoir acquis un certain automatisme et une cadence régulière dans les coups donnés au marteau afin de ne pas s’épuiser trop vite.

D’après l’ouvrage : FELLER, Paul, TOURRET, Fernand, SCHLIENGER, Philippe (photos). L’outil. Paris : EPA Éditions, 2004, 311 p.

Un brin d'histoire

Histoire de la coutellerie à Nogent

« L’abondance du minerai de fer, la forêt pour combustible, les cours d’eau pour la force hydraulique, du grès pour donner le tranchant de l’outil : autant d’éléments qui ont favorisé l’introduction de la coutellerie dans le sud de la Champagne.

Au Moyen-Âge, des couteliers, réputés pour la fabrication d’armes de grande qualité, travaillent déjà à Langres. Mais au XVIIe siècle, de nouvelles contraintes économiques et sociales les conduisent à s’établir à Nogent ainsi que dans les communes voisines, comme Biesles, le long de la Marne, de la Traire et du Rognon. »

« On a recensé jusqu’à 80 maîtres-couteliers au XVIIIe siècle à Langres où exerçait également Pierre Belignez, coutelier de Louis XV. [...]

Cette tradition prestigieuse se poursuit dans le bassin nogentais, avec des grands noms comme N.P Pelletier, le Mozart des ciseaux, dont les modèles extrêmement raffinés étaient très prisés d’Eugénie, épouse de Napoléon III ; ou encore avec Émile Drouot, capable de confectionner des couteaux de luxe regroupant jusqu’à 90 pièces !

La réputation des artisans-artistes du bassin est telle qu’à l’Exposition Universelle de 1862, on relate que leurs « ciseaux riches et couteaux de poche et de fantaisie sont les plus beaux que l’on fabrique dans tout l’univers ».

« Jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, la coutellerie du bassin nogentais, exclusivement manuelle et artisanale, est l’œuvre d’ouvriers travaillant à domicile et chaque village est spécialisé dans la fabrication d’un produit.

Ensuite, l’industrialisation s’amorce avec l’utilisation des marteaux-pilons. Grâce à cette avancée technologique, permettant des productions en grandes séries, les premières usines de forge se développent : elles produisent d’abord pour l’armement et la marine, puis elles se diversifient dans l’automobile, les machines agricoles, la chirurgie et l’outillage à main. En plus de l’acier, on y travaille aussi des alliages de plus en plus sophistiqués pour l’automobile, l’aviation et la chirurgie [...] »

Nogent son bassin coutelier en Haute-Marne [en ligne]. Office de Tourisme Pays de Langres.
Disponible sur : <http://www.tourisme-langres.com/fic_bdd/fichiers_fr/Depliant_La_Coutellerie.pdf> (consulté le 21/09/2012)

Pose de la vis © Ooh! Collective
Pose de la vis © Ooh! Collective

 

Un brin de poésie

Vous m'aviez dit que vous m'aimiez bien fort

Vous m'aviez dit que vous m'aimiez bien fort, 
Bien fort, bien fort, et ainsi je l'ai cru, 
Mais tôt après vous fîtes votre effort
D'en dire autant en un lieu que j'ai vu :
Bien fort, bien fort, vous l'aimez, je l'ai su. 
Il vous faut trop de forces pour deux lieux 
Si fort aimer, mais prenez pour le mieux 
Deux bons ciseaux coupent notre amitié,
Et retenez l'autre, qui a vos yeux,
Forces et cœur : tant de double et gracieux
Satisfera trop bien de la moitié.

Marguerite de Navarre (1492-1549)

Polissage à la pierre d'Arkansas © Ooh! Collective
Polissage à la pierre d'Arkansas © Ooh! Collective

Petit abécédaire

Le jeu des 7 familles de la coutellerie nogentaise :

COUTELLERIE FERMANTE : couteau de poche, canif ...

COUTELLERIE DE TABLE : couverts de table (couteaux à dessert, à poisson, cuillères, fourchettes …) et pièces de service (à salade, à découper …).

COUTELLERIE PROFESSIONNELLE : regroupe tous les couteaux et outils de métier (restaurateurs, traiteurs, bouchers, charcutiers, poissonniers, écailleurs...) tels que couteau de boucher, de cuisine et d’office.

CISELLERIE : comporte une grande variété de paires de ciseaux d’art ou de métier pour la confection/couture (lingère, tailleur), la toilette (manucure) ou encore la coiffure (cheveux, barbe et moustache).

OUTILLAGE A MAIN : coupe-fleur, sécateur, tire-bouchon ...

INSTRUMENTATION MÉDICO-CHIRURGICALE : la coutellerie traditionnelle a aujourd’hui évolué vers d’autres métiers de la seconde transformation du métal dans les domaines de l’automobile, de l’aéronautique et du médical notamment : implants prothétiques (de hanche, de genou …) et instruments de chirurgie (ancillaire, classique).

INSTRUMENTATION DE TOILETTE : pince à épiler, lime à ongles ...

Sources 

VIDONNE, Florence. Les Meilleurs Ouvriers de France en Coutellerie – Une famille : Quatre générations. Chaumont : Éditions Crépin-Leblond, 2004, 174 p.

La Coutellerie. Métiers d’art, Déc 95 –avril 96, N° 56-57.

FELLER, Paul, TOURRET, Fernand, SCHLIENGER, Philippe (photos). L’outil. Paris : EPA Éditions, 2004, 311 p.

Nogent son basson coutelier en Haute-Marne [en ligne]. Office de Tourisme Pays de Langres. 
Disponible sur : <http://www.tourisme-langres.com/fic_bdd/fichiers_fr/Depliant_La_Coutellerie.pdf> (consulté le 21/09/2012)

Tradition et modernité [en ligne]. Nogent 52. 
Disponible sur : <http://www.nogent-52.com/DesktopDefault.aspx?portalname=www.nogent-52.com&language=F&folderindex=2&folderid=11&headingindex=0&headingid=67&tabindex=0&tabid=241> (consulté le 21/09/2012)

La variété de la production coutelière au cours des temps [en ligne]. Fédération Française de la Coutellerie. 
Disponible sur : <http://www.ffcoutellerie.org/spip.php?article117> (consulté le 21/09/2012)

DE NAVARRE, Marguerite. Vous m’aviez dit que vous m’aimiez bien fort [en ligne]. Poésie française. 
Disponible sur : <http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/marguerite_de_navarre/vous_m_aviez_dit_que_vous_m_aimiez_bien_fort.html> (consulté le 21/09/2012)

Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. Portail Lexical [en ligne]. 
Disponible sur : <http://www.cnrtl.fr/portail/> (consulté le 21/09/2012)

Liens utiles

BERTRAND, Patrick (dir.). La Métallurgie de la Haute-Marne : du Moyen Âge au XXe siècle. Inventaire général, 1997, 305 p. (Cahiers du patrimoine)

Site officiel de la région Champagne-Ardenne : http://www.cr-champagne-ardenne.fr/

Site de la ville de Nogent : http://www.villedenogent52.com (Musée de la coutellerie)

Site de l’Office de Tourisme du Nogentais : http://www.nogent52-tourisme.com/

Site des Éditions Parsiparla : http://www.parsiparla.com/

Site de La Chavannée : http://lachavannee.com

À écouter :

PARIS, Frédérique, Mon petit couteau, Domaine public, Petite alouette Belle pomme d’or n°2, Éditions Parsiparla.